3
ONZE ANS PLUS TARD
C’ÉTAIT l’heure sombre juste avant l’aube. La neige tombait sans bruit sur le monastère de Nevarsin, déjà enfoui sous une couche épaisse.
Il n’y avait pas de cloche ou, s’il y en avait une, elle sonna silencieusement, sans être entendue, dans les appartements du père prieur. Pourtant, dans chaque cellule, dans chaque dortoir, les frères, les novices et les élèves se réveillèrent comme à un signal silencieux.
Allart Hastur d’Elhalyn ouvrit brusquement les yeux, son esprit réagissant à cet appel. Les premières années, il lui était souvent arrivé de continuer de dormir sans l’entendre et, dans le monastère, personne n’avait le droit de réveiller un autre ; cela faisait partie de l’éducation, les novices devaient entendre l’inaudible et voir ce qui ne pouvait être vu.
Il ne sentait pas le froid non plus, bien qu’il ne fût couvert que du capuchon de sa longue robe ; il était arrivé maintenant à ce que son corps engendre de la chaleur pour le réchauffer pendant son sommeil. Sans avoir besoin de lumière, il se leva, remonta le capuchon sur le simple vêtement de dessous qu’il portait nuit et jour et glissa ses pieds nus dans de grossières sandales de paille tressée. Dans ses poches, il fourra le petit livre de prières, l’étui à plumes et la corne à encre fermée, son écuelle et sa cuiller ; il avait maintenant dans ses poches tout ce qu’un moine avait le droit de posséder et d’utiliser. Don Allart Hastur n’était pas encore un frère ordonné de Saint-Valentin-des-Neiges à Nevarsin. Il lui faudrait encore un an avant d’atteindre le détachement final, hors du monde qui s’étendait au-dessous de lui, un monde troublant qu’il se rappelait chaque fois qu’il bouclait la courroie de cuir de ses sandales, car dans le monde des Domaines, là en bas, porteur de sandales était l’ultime insulte pour un homme, cela sous-entendait qu’on avait un comportement efféminé ou pire. Aujourd’hui encore, en bouclant la courroie, il dut faire un effort pour bannir ce souvenir de son esprit en respirant lentement trois fois, puis un arrêt et encore trois profondes respirations suivies d’une prière murmurée en rapport avec l’offense ; mais Allart avait douloureusement conscience de l’ironie de la chose.
Prier pour que mon frère soit en paix, lui qui m’a lancé cette insulte, alors que c’est lui qui m’a poussé ici, pour le salut de ma raison. Conscient d’éprouver encore de la colère et du ressentiment, il recommença le rite respiratoire, en chassant fermement son frère de son esprit, en se souvenant des paroles du père prieur.
« Tu n’as aucun pouvoir sur le monde ni sur les choses du monde, mon fils ; tu as renoncé à tout désir de ce pouvoir. Celui que tu es venu chercher ici est le pouvoir sur les choses intérieures. La paix ne viendra que lorsque tu auras pleinement conscience que tes pensées ne viennent pas de l’extérieur ; elles te viennent de l’intérieur ; alors elles sont entièrement tiennes, les seules choses de l’univers sur lesquelles il est permis d’avoir un pouvoir total. C’est toi, pas tes pensées ni tes souvenirs, qui gouvernes ton esprit, et c’est toi, et nul autre, qui leur ordonnes de venir ou de partir. L’homme qui permet à ses propres pensées de le tourmenter est comme celui qui serre un scorpion sur son sein en le priant de le piquer. »
Allart répéta l’exercice et, quand il eut fini, le souvenir de son frère avait disparu de son esprit. Il n’a aucune place ici, pas même dans mon esprit ni dans ma mémoire. Calmé, son haleine se transformant en buée blanche devant sa bouche, il quitta sa cellule et suivit silencieusement le long corridor.
La chapelle, que l’on atteignait par un court passage dans la neige tombante, était la partie la plus ancienne du monastère. Il y avait quatre siècles, le premier groupe de frères était venu là pour être au-dessus du monde auquel ils désiraient renoncer ; ils avaient creusé leur monastère dans la roche vive de la montagne, en agrandissant la petite grotte où, disait-on, saint Valentin des Neiges avait passé sa vie. Autour des restes de l’ermite, une ville avait poussé : Nevarsin, la Cité des Neiges. Maintenant plusieurs bâtiments s’y blottissaient, chacun construit de la main des moines, défiant le confort de ce temps ; les frères se vantaient de ce qu’aucune pierre n’avait été déplacée à l’aide d’une matrice, ni par aucun autre moyen que le labeur des mains et de l’esprit.
La chapelle était obscure, une seule petite veilleuse brûlait dans le tabernacle où la statue du saint Porteur de Fardeaux se dressait au-dessus de sa dernière demeure. Allart, marchant sans bruit, les yeux fermés comme l’exigeait la règle, tourna dans sa rangée, à son banc ; d’un seul mouvement, la confrérie s’agenouilla. Allart, les yeux toujours fermés selon la règle, entendit le glissement de pieds, les tâtonnements de quelque novice qui devait encore compter sur la vue extérieure et non uniquement intérieure pour déplacer son corps maladroit dans l’obscurité du monastère. Les élèves, qui n’avaient pas fait de vœux et qui n’étaient pas très avancés dans l’étude, trébuchaient dans le noir, ignorant pourquoi les moines ne permettaient pas de lumière et n’en avaient nul besoin. En chuchotant, en se bousculant, ils butaient et tombaient parfois, mais finalement tous prirent la place désignée. Encore une fois rien ne rompit le silence et les moines se levèrent d’un seul mouvement discipliné, obéissant de nouveau à un signal invisible du père prieur, et leurs voix s’élevèrent pour chanter matines :
« Notre Pouvoir a créé
Le Ciel et la Terre,
Les montagnes et les vallées,
La nuit et le jour,
Homme et femme,
Humain et non-humain.
Ce Pouvoir ne peut être vu,
Ne peut être entendu,
Ne peut être mesuré
Autrement que par l’esprit
Qui tient de ce Pouvoir ;
Je le nomme Divin… »
C’était quotidiennement le moment de la journée où les questions intérieures d’Allart, ses recherches et son angoisse, disparaissaient totalement. En écoutant ses frères chanter, jeunes et vieux, d’une voix aiguë d’enfant ou chevrotante de vieillesse, sa propre voix noyée dans la grande affirmation, il perdait tout sens de lui-même en tant qu’entité séparée, chercheuse, interrogatrice. Il se fiait, en planant, à la certitude qu’il faisait partie de quelque chose de plus grand que lui-même, partie du grand Pouvoir qui maintenait en mouvement les lunes, les étoiles, le soleil et tout l’univers inconnu au-delà, qu’il avait là sa vraie place dans l’harmonie, que, s’il disparaissait, il laisserait un trou de la taille d’Allart dans l’Esprit universel, un espace qui ne serait jamais modifié ni remplacé. En écoutant le chant, il était en paix. Le son de sa propre voix, une voix de ténor bien travaillée, lui donnait du plaisir, mais pas plus que toutes les autres, tout comme celle du vieux frère Fenelon à côté de lui, fausse, éraillée et chevrotante. Chaque fois qu’il chantait avec ses frères, il se rappelait les premiers mots qu’il avait lus de saint Valentin des Neiges, des mots qui lui étaient revenus dans les années de son plus grand tourment, qui lui avaient apporté la première paix qu’il ait connue depuis qu’il était sorti de l’enfance.
« Chacun de nous est comme une seule voix dans un chœur immense, une voix comme aucune autre ; chacun de nous chante pendant quelques années dans ce vaste chœur et puis cette voix est à jamais réduite au silence, et d’autres voix prennent sa place ; mais chaque voix est unique et aucune n’est plus belle que l’autre ni ne peut chanter le chant d’un autre. Pour moi rien n’est mauvais que la tentative de chanter le chant d’un autre ou avec la voix d’un autre. »
Et Allart, lisant ces mots, avait compris que depuis l’enfance il s’efforçait, sur l’ordre de son père et de ses frères, de ses précepteurs, maîtres d’armes et palefreniers, serviteurs et supérieurs, de chanter un chant qui ne serait jamais le sien, d’une voix qui ne serait jamais la sienne. Il était devenu un cristoforo, ce qui était jugé malséant pour un Hastur, un descendant de Hastur et de Cassilda, un descendant des dieux, doué de laran ; un Hastur d’Elhalyn, près des lieux saints de Hali où jadis les dieux avaient marché. Tous les Hastur, depuis des temps immémoriaux, avaient adoré le Seigneur de Lumière. Pourtant Allart était devenu un cristoforo et le moment était venu où il avait quitté sa famille et renoncé à son héritage pour venir là et devenir le frère Allart, son lignage à demi oublié même par les frères de Nevarsin.
Oublieux de lui-même et cependant pleinement conscient de sa place individuelle et unique dans le chœur, dans le monastère, dans l’univers, Allart chanta les longs cantiques ; puis il alla, toujours à jeun, à son travail de la matinée, apporter le petit déjeuner aux novices et aux élèves dans le réfectoire extérieur. Il portait les pots de thé fumant et la bouillie de haricots chaude aux garçons, les servait dans des écuelles et des bols de grès, remarquant les jeunes mains glacées qui se plaquaient autour des bols pour se réchauffer. La plupart des garçons étaient trop jeunes pour avoir maîtrisé la technique de la chaleur interne et il savait que certains gardaient leur couverture enroulée sous leurs habits. Il éprouvait pour eux un détachement compatissant en se rappelant comme il avait souffert du froid avant que son esprit ignorant apprenne à réchauffer son corps ; mais ils avaient des repas chauds et des couvertures supplémentaires et plus ils sentiraient le froid, plus vite ils s’appliqueraient à le vaincre.
Il gardait le silence (tout en sachant qu’il devrait les réprimander) quand ils se plaignaient de la grossièreté de la nourriture ; là, dans le réfectoire des enfants on servait une alimentation riche et luxueuse, par rapport à la sienne. Lui-même n’avait goûté à des plats chauds que deux fois depuis son entrée dans le régime monastique, chaque fois après s’être livré à un travail sortant de l’ordinaire dans les cols profonds, pour sauver des voyageurs enneigés. Le père prieur avait estimé que son corps avait été gelé au point de compromettre sa santé et lui avait ordonné de manger chaud et de dormir sous des couvertures supplémentaires pendant quelques jours. Normalement, Allart avait si bien discipliné son corps que l’été ou l’hiver lui étaient indifférents, et son corps faisait bon usage de tous les aliments qu’on lui donnait, chauds ou froids.
Un petit garçon désolé, le fils choyé d’un des Domaines des Plaines, dont les cheveux soigneusement coupés encadraient de boucles son visage, grelottait si fort, enveloppé dans son habit et sa couverture, qu’Allart qui lui servait une seconde ration de bouillie – car les enfants avaient le droit de manger autant qu’ils le désiraient, en raison de leur croissance – lui dit gentiment :
« Dans un petit moment, tu ne sentiras plus autant le froid. La nourriture te réchauffera. Et tu es chaudement vêtu.
— Chaudement ? s’exclama l’enfant stupéfait. Je n’ai pas mon manteau de fourrure et je crois que je vais mourir gelé ! »
Il était au bord des larmes et Allart posa une main compatissante sur son épaule.
« Tu ne mourras pas, petit frère. Tu apprendras que tu peux avoir chaud sans vêtements. Sais-tu que les novices, ici, dorment sans couverture ni habit, nus sur la pierre ? Et que personne n’est encore mort de froid. Aucun animal ne porte de vêtements, leur corps s’adapte au climat sous lequel ils vivent.
— Les animaux ont de la fourrure, protesta l’enfant boudeur. Je n’ai que ma peau !
— C’est la preuve que tu n’as pas besoin de fourrure, répliqua Allart en riant. Car si tu avais besoin de fourrure pour avoir chaud, tu serais né tout velu, petit frère. Tu as froid parce que dans ton enfance on t’a dit qu’on avait froid dans la neige et ton esprit a cru ce mensonge ; mais un jour viendra, avant l’été même, où toi aussi tu courras pieds nus dans la neige et n’en souffriras pas. Tu ne me crois pas maintenant, mais rappelle-toi ce que je te dis, mon enfant. Et maintenant mange ta bouillie et sens-la se mettre au travail dans le fourneau de ton corps, pour apporter de la chaleur à tous tes membres. »
Il caressa la joue mouillée de larmes et retourna à son travail.
Lui aussi s’était révolté contre la dure discipline des moines ; mais il avait eu confiance en eux et leurs promesses avaient été tenues. Il était en paix, l’esprit discipliné pour contrôler, ne vivant qu’au jour le jour sans le tourment de la prescience, son corps devenu un fidèle serviteur faisant ce qu’on lui disait sans exiger plus qu’il n’avait besoin pour rester en bonne santé.
Depuis qu’il était là, il avait vu arriver quatre groupes de ces enfants, pleurant de froid, se plaignant de la mauvaise nourriture et des lits glacés, gâtés, exigeants… et ils partaient un an, ou deux ou trois plus tard, ayant appris à survivre, connaissant beaucoup de leur histoire passée et aptes à juger leur propre avenir. Ceux-ci également, y compris le petit garçon gâté qui avait peur de mourir de froid sans manteau de fourrure, repartiraient endurcis et disciplinés. À son insu, son esprit se projeta dans l’avenir, cherchant à savoir ce que deviendrait l’enfant, à se rassurer. Sa sévérité envers le garçon était justifiée, il le savait…
Allart se raidit, les muscles crispés comme cela n’était pas arrivé depuis sa première année. Automatiquement, il respira pour les détendre mais l’angoisse soudaine demeura.
Je ne suis pas ici. Je ne peux pas me voir à Nevarsin l’année prochaine… Est-ce ma mort que je vois ou bien dois-je partir ? Saint Porteur de Fardeaux, donne-moi de la force…
C’était cela qui l’avait amené au monastère. Il n’était pas, comme certains Hastur, emmasca, ni homme ni femme, doués de longue vie mais généralement stériles ; il y avait des moines dans ce couvent qui étaient nés ainsi, certes, et, seulement là, ils avaient trouvé le moyen de vivre avec ce qui, à cette époque, était une infirmité. Non, il avait su dès l’enfance qu’il était un homme, il avait été élevé comme il seyait au descendant d’une lignée royale, cinquième dans l’ordre de succession du trône des Domaines. Mais, même enfant, il avait eu un autre ennemi.
Il avait commencé à voir l’avenir avant même de pouvoir parler ; une fois, alors que son père nourricier était venu lui amener un cheval, il l’avait effrayé en lui disant qu’il était heureux qu’il eût amené le noir au lieu du gris qu’il avait précédemment choisi.
« Comment sais-tu que j’allais t’amener le gris ? demanda l’homme.
— Je vous ai vu me donner le gris et puis je vous ai vu me donner le noir, et j’ai vu que votre sac est tombé et vous avez rebroussé chemin et n’êtes pas venu du tout.
— Miséricorde d’Aldones, avait soufflé l’homme. Il est vrai que j’ai failli perdre mon sac dans le col et si je l’avais perdu il m’aurait fallu rebrousser chemin, car j’avais peu de provisions pour le voyage. »
Allart n’avait commencé à comprendre la nature de son laran que lentement, il voyait non pas l’unique avenir, le véritable avenir seul, mais tous les avenirs possibles, se déployant devant lui, chaque geste qu’il faisait donnant naissance à une dizaine de nouveaux choix. À quinze ans, quand il fut déclaré homme et passa devant le conseil des Sept pour être tatoué à la marque de sa Maison royale, ses jours et ses nuits devinrent une torture, car il voyait à chaque pas une douzaine de routes devant lui, cent choix naissaient de chaque choix, au point qu’il était paralysé, n’osant bouger dans la terreur du connu et du nouvel inconnu. Il ne savait pas comment s’en défendre et il ne pouvait vivre avec cela. Au maniement d’armes, il restait figé, il voyait à chaque coup d’épée douze façons de blesser ou de tuer l’adversaire, trois façons par lesquelles chaque coup qui lui était porté pouvait le toucher ou non. Les séances à la salle d’armes devenaient un tel cauchemar qu’il finissait par rester immobile devant le maître, tremblant comme une fille, incapable seulement de soulever son épée. La léronis de sa maison essaya d’atteindre son esprit et de lui montrer la voie pour sortir de ce labyrinthe mais Allart était paralysé par les différents chemins qu’il discernait et que son enseignement pouvait emprunter et, avec sa nouvelle sensibilité à l’égard des femmes, il se voyait la saisir inconsidérément au point que, finalement, il se cacha dans sa chambre, laissant les autres le traiter de lâche et d’imbécile, refusant de bouger ou de faire un seul pas de peur de ce qui se passerait, se prenant pour un phénomène, un fou…
Quand Allart se décida enfin à faire le long et terrifiant voyage – voyant à chaque instant le faux pas qui pourrait le jeter dans un précipice, pour y mourir ou rester blessé pendant des jours, se voyant fuir, rebrousser chemin – le père prieur l’accueillit, écouta son histoire et lui dit :
« Ni phénomène ni fou, Allart, mais bien affligé. Je ne peux pas te promettre que tu trouveras ici ta vraie voie ni que tu seras guéri, mais peut-être pourrons-nous t’apprendre à vivre avec cette connaissance.
— La léronis pensait que je pourrais apprendre à la contrôler avec une matrice, mais j’avais peur », avoua Allart.
C’était la première fois qu’il se sentait libre de parler de peur ; la peur était interdite, la lâcheté un vice trop innommable pour un Hastur. Le père prieur hocha la tête et répondit :
« Tu as bien fait d’avoir peur de la matrice ; elle t’aurait contrôlé au moyen de ta peur. Peut-être pourrons-nous te montrer un moyen de vivre sans peur ; à défaut, tu parviendras peut-être à trouver un moyen de vivre avec tes craintes. Tu apprendras d’abord qu’elles sont à toi.
— Je l’ai toujours su. Je m’en suis senti assez coupable », protesta Allart mais le vieux moine sourit.
« Non. Si tu croyais vraiment qu’elles étaient à toi, tu n’éprouverais pas de culpabilité, ni de ressentiment, ni de colère. Ce que tu vois vient de l’extérieur de toi-même, cela peut arriver ou non mais échappe à ton contrôle. La peur est à toi, à toi seul, comme ta voix, ou tes doigts, ou ta mémoire, et par conséquent, il dépend de toi de la maîtriser. Si tu te sens impuissant contre ta peur, tu n’as pas encore reconnu qu’elle était à toi, pour en faire ce que tu veux. Sais-tu jouer du rryl ? »
Surpris par ce changement de sujet soudain, Allart, reconnut qu’on lui avait appris à jouer de la petite harpe à main, plus ou moins bien.
« Quand, au début, tes cordes ne faisaient pas les sons que tu voulais, maudissais-tu l’instrument ou tes mains maladroites ? Un moment est venu pourtant, je suppose, où tes doigts ont obéi à ta volonté. Ne maudis pas ton laran parce que ton esprit n’a pas été entraîné à le contrôler. » Il laissa Allart réfléchir à cela pendant un moment, puis il reprit : « Les avenirs que tu vois viennent de l’extérieur, engendrés ni par la mémoire ni par la peur ; mais cette peur monte en toi et paralyse ton choix de déplacement dans ces avenirs. C’est toi, Allart, qui crées la peur ; quand tu auras appris à maîtriser ta peur, alors tu pourras contempler sans crainte les nombreux chemins que tu foules et choisir celui que tu prendras. Ta peur est comme la main maladroite sur la harpe, qui brouille les sons.
— Mais comment puis-je m’empêcher d’avoir peur ? Je ne veux pas avoir peur !
— Dis-moi, lequel des dieux a mis cette peur en toi, comme un mauvais sort ? » Allart garda le silence, honteux, et le père prieur lui dit : « Tu parles d’être peureux. Cependant la peur est quelque chose que tu fais naître en toi, qui provient du manque de contrôle de ton esprit ; et tu apprendras à la regarder et à découvrir toi-même quand tu choisis d’avoir peur. La première chose que tu dois faire, c’est reconnaître que la peur est à toi et que tu peux lui dire de venir et de partir à volonté. Commence par ceci : chaque fois que tu éprouveras une peur qui t’empêche de choisir, pense : “Qu’est-ce qui me fait peur ? Pourquoi ai-je choisi de ressentir cette peur qui m’empêche de choisir au lieu d’éprouver la liberté de choisir ?” La crainte est une manière de ne pas te permettre de choisir librement ce que tu vas faire ; un moyen de laisser les réflexes de ton corps, et non les besoins de ton esprit, choisir pour toi. Et comme tu me l’as dit, ces derniers temps, tu as surtout choisi de ne rien faire, donc tes choix ne sont pas faits par toi-même mais par ta peur. Commence par là, Allart. Je ne peux pas te promettre de te délivrer de ta peur, je peux simplement te dire qu’un temps viendra où tu seras le maître, où la peur ne te paralysera pas… Tu es bien venu ici, n’est-ce pas ?
— J’avais plus peur de rester que de venir, murmura Allart en tremblant. » Le père prieur l’encouragea :
« Tu peux quand même choisir entre une peur plus ou moins grande. Maintenant tu dois apprendre à maîtriser la peur et à regarder au-delà ; et puis un jour, tu sauras qu’elle est à toi, ta servante, que tu peux commander à ta guise.
— Que tous les dieux le veuillent », souffla Allart.
Ainsi commença sa vie au monastère… et elle durait depuis maintenant six ans. Lentement, il avait maîtrisé ses craintes, une par une, les exigences de son corps, il avait appris à chercher parmi les avenirs déconcertants étalés devant lui le moins dangereux. Puis son avenir s’était restreint, jusqu’à ce qu’il se voie uniquement là, vivant au jour le jour, faisant ce qu’il devait, ni plus ni moins.
À présent, au bout de six ans, voilà que soudain ce qu’il voyait devant lui était un flot d’images confuses, de voyages, de rochers et de neige, un château inconnu, sa maison, le visage d’une femme… Allart se couvrit la figure de ses mains, frappé de nouveau par la vieille paralysie de la peur.
Non ! Non ! Je ne partirai pas ! Je veux rester ici, vivre mon propre destin, ne pas chanter le chant d’une autre ni avec la voix d’un autre…
Pendant six ans, il avait été abandonné à son propre sort, soumis uniquement aux avenirs déterminés par ses propres choix. Maintenant l’extérieur l’envahissait de nouveau. Y avait-il quelqu’un hors du monastère qui faisait des choix auxquels il devait être mêlé d’une façon ou d’une autre ? Toute la peur jugulée depuis six ans déferlait de nouveau, puis, lentement, en respirant comme on le lui avait appris, il la maîtrisa.
Ma peur est à moi ; je la commande, moi seul peux choisir… De nouveau il chercha à voir, parmi la foule d’images, une voie qui lui permettrait de rester le frère Allart, en paix dans sa cellule, travaillant pour l’avenir du monde à sa façon…
Mais une telle voie n’existait pas et cela lui donna une certitude, quel que soit le choix extérieur qui s’imposerait à lui, il ne pourrait pas choisir de le refuser. Longtemps il lutta, à genoux sur la pierre froide de sa cellule, essayant de forcer son corps et son esprit hostiles à accepter cette évidence. Finalement, comme il savait qu’il en avait maintenant le pouvoir, il maîtrisa sa peur. Quand l’appel viendrait, il l’affronterait sans crainte.
À midi, Allart avait affronté assez d’avenirs déconcertants, déployés devant lui et divergeant sans fin, pour connaître au moins en partie ce qui l’attendait. Il avait vu la figure de son père – coléreuse, complaisante – assez souvent dans ces visions pour savoir, au moins en partie, quelle serait la première preuve.
Quand le père prieur le convoqua, il put affronter le vieux moine avec un calme et un contrôle impassible.
« Ton père est venu te parler, mon fils. Tu peux le voir dans la chambre des hôtes du nord. »
Allart baissa les yeux ; quand il les releva enfin il demanda :
« Mon père, est-ce que je dois lui parler ? »
Sa voix était posée mais le père prieur le connaissait trop bien pour croire vraiment à ce calme.
« Je n’ai aucune raison de le lui refuser, Allart. »
Allart avait envie de riposter avec colère « J’en ai une ! » mais il avait été trop bien élevé pour persévérer dans une attitude déraisonnable. Il répondit paisiblement :
« J’ai passé une grande partie de cette journée dans l’attente de cet affrontement ; je ne veux pas quitter Nevarsin. J’ai trouvé la paix ici, et un travail utile. Aidez-moi à trouver un moyen, père prieur. »
Le vieil homme soupira. Il avait les yeux fermés comme souvent puisqu’il y voyait plus clairement avec la vision intérieure – mais Allart savait qu’il le contemplait plus clairement que jamais.
« J’aimerais vraiment, pour toi, mon fils, pouvoir trouver un tel moyen. Tu as découvert le contentement ici et autant de bonheur qu’un homme portant ta malédiction puisse espérer. Mais je crains que le temps du contentement soit fini pour toi. Tu ne dois pas oublier, petit, que bien des hommes n’ont jamais eu un tel moment de repos pour apprendre à se connaître et à se discipliner. Sois reconnaissant de ce qui t’a été donné. »
Ah ! j’en ai assez de ces pieuses paroles d’acceptation des fardeaux qui nous sont imposés… Allart se reprit et chassa la pensée rebelle mais le père prieur releva la tête et ses yeux, incolores comme quelque singulier métal, croisèrent le regard révolté d’Allart.
« Tu vois, mon garçon, tu n’as pas vraiment ce qu’il faut pour faire un moine. Nous t’avons un peu aidé à contrôler tes penchants naturels mais tu es d’un caractère rebelle et avide de changer ce que tu peux. Les changements ne peuvent être faits que là en bas, » dit-il et son geste embrassa le monde entier au-dehors du monastère. Tu ne te contenteras jamais d’accepter ton monde, mon fils ; maintenant tu as la force de lutter rationnellement, sans te lancer dans une révolte aveugle née de ta propre douleur. Tu dois partir, Allart, et opérer les changements que tu peux dans ton monde. »
Allart se couvrit la figure de ses mains. Jusqu’à ce moment-là, il avait encore cru – comme un enfant, comme un enfant crédule – que le vieux moine détenait un pouvoir, pour l’aider à éviter ce qui devait être. Il savait que les six années dans le monastère ne l’avaient pas aidé à surmonter ses problèmes ; maintenant il sentait que les derniers vestiges de son enfance l’abandonnaient et il avait envie de pleurer.
« Pleures-tu parce que tu ne peux rester un enfant, à vingt-deux ans passés, Allart ? demanda le père prieur avec un tendre sourire. Sois plutôt reconnaissant pour toutes ces années d’études, qui t’ont préparé à devenir un homme.
— Vous parlez comme mon père ! lui lança rageusement Allart. Matin et soir, avec ma bouillie, on me serinait que je n’étais pas encore suffisamment homme pour prendre ma place dans le monde. Ne vous mettez pas à parler ainsi, vous, mon père, sinon je croirai que mes années ici ont été un mensonge !
— Mais je ne veux pas dire la même chose que ton père, quand je te dis que tu es prêt à affronter en homme ce qui vient. Je crois que tu sais déjà ce que j’entends par virilité, et ce n’est pas ce que veut dire le seigneur Hastur ; ou bien me suis-je trompé quand je t’ai entendu réconforter et encourager un enfant en larmes, ce matin ? Ne prétends pas ignorer la différence, Allart », dit sévèrement le père prieur, puis sa voix s’adoucit : « Es-tu trop en colère pour t’agenouiller et recevoir ma bénédiction, mon enfant ? »
Allart tomba à genoux ; il sentit le contact du vieil homme sur son esprit.
« Le saint Porteur de Fardeaux te donnera des forces pour ce qui doit venir. Je t’aime beaucoup, mais il serait égoïste de te garder ici ; je crois qu’on a beaucoup trop besoin de toi dans le monde auquel tu as tenté de renoncer. »
Quand il se leva, le père prieur l’étreignit brièvement, l’embrassa et le laissa aller.
« Tu as la permission d’aller t’habiller de vêtements laïcs, si tu veux, avant de te présenter devant ton père. » Encore une fois, la dernière, il caressa le visage d’Allart. « Ma bénédiction sera toujours sur toi. Nous ne nous reverrons peut-être plus, Allart, mais tu seras souvent dans mes prières dans les jours à venir. Envoie-moi tes fils, un jour, si tu le désires. Maintenant va. »
Il se rassit, laissant son capuchon retomber sur son visage, et Allart comprit qu’il avait été congédié de sa pensée aussi fermement que de sa présence.
Allart ne profita pas de la permission du père prieur pour se changer. Il pensa rageusement qu’il était un moine, que cela plût ou non à son père. Cependant, une partie de cette révolte venait de ce que, en orientant ses pensées vers l’avenir, il ne pouvait se revoir en habit de moine, ni là à Nevarsin. Ne reviendrait-il donc jamais à la Cité des Neiges ?
En marchant vers la chambre des hôtes, il essaya de se calmer en maîtrisant sa respiration. Quoi que son père vînt lui dire, une dispute dès le début de leur entrevue, n’améliorerait rien. Il poussa la porte et entra dans la salle dallée.
Dans un fauteuil sculpté, devant le feu qui avait été allumé, un vieil homme était assis très droit, la mine sombre, les mains crispées sur les accoudoirs. En entendant le glissement du froc d’Allart sur les dalles, il grogna aigrement :
« Encore un de vos spectres en robe ? Envoyez-moi mon fils !
— Votre fils est là pour vous servir, vai dom. »
Le vieillard le dévisagea.
« Dieux du ciel, c’est toi, Allart ? Comment oses-tu te présenter devant moi dans cette tenue ?
— Je me présente tel que je suis, monsieur. Avez-vous été bien reçu ? Voulez-vous que je vous apporte un repas et du vin ?
— J’ai déjà été servi, maugréa le vieil homme en désignant du menton le plateau et la carafe sur la table. Je n’ai besoin de rien de plus, sinon de te parler. C’est pour cela que j’ai entrepris ce maudit voyage !
— Je répète que je suis à votre service, monsieur. Avez-vous fait un mauvais voyage ? Qu’est-ce qui vous a poussé à l’entreprendre en plein hiver ?
— Toi ! grogna son père. Quand seras-tu prêt à revenir à ta place, à faire ton devoir envers ton clan et ta famille ? »
Allart baissa les yeux, serrant si fort les poings que ses ongles s’enfoncèrent dans la paume jusqu’au sang ; ce qu’il voyait dans cette pièce, d’ici quelques minutes, le terrifiait. Dans un des avenirs au moins qui se détachait en ce moment de ses paroles, Stephen Hastur, seigneur d’Elhalyn, frère cadet de Régis II assis sur le trône de Thendara, gisait là sur les dalles de pierre, la nuque brisée. Allart savait que la colère qui montait en lui, la rage qu’il avait éprouvée contre son père depuis toujours, ne pouvait que trop provoquer une telle attaque meurtrière. Son père reprenait la parole mais Allart n’entendait pas, tant il luttait pour se contraindre au sang-froid.
Je ne veux pas me jeter sur mon père et le tuer de mes propres mains ! Je ne le veux pas, je ne le veux pas ! Et je ne le ferai pas ! Ce fut seulement lorsqu’il put parler calmement, sans ressentiment, qu’il dit :
« Je regrette de vous déplaire, monsieur. Je croyais que vous saviez que je souhaite passer ma vie entre ces murs, comme moine et guérisseur. Je serai autorisé à prononcer mes vœux définitifs cet été, à renoncer à mon nom et à mon héritage, et à vivre ici le restant de mes jours.
— Je sais que tu as dit cela une fois, dans la maladie de ton adolescence, grommela don Stephen Hastur, mais je pensais que cela te passerait lorsque tu aurais recouvré la santé du corps et de l’esprit. Comment te portes-tu, Allart ? Tu m’as l’air sain et robuste. Il semble que ces fous de cristoforos ne t’ont pas affamé ni poussé à la folie par les privations, du moins pas encore.
— Certes non, monsieur, dit aimablement Allart. Mon corps, comme vous le voyez, est sain et robuste et mon esprit en paix.
— Vraiment, mon fils ? Alors je ne te reprocherai pas les années que tu as passées ici ; quelles que soient les méthodes qui ont permis ce miracle, je serai éternellement reconnaissant à ces moines.
— Alors manifestez votre gratitude, vai dom, en m’accordant de rester ici, où je suis heureux et en paix, pour le restant de ma vie.
— Impossible ! Folie !
— Puis-je demander pourquoi, monsieur ?
— J’oubliais que tu ne savais pas, bougonna le seigneur d’Elhalyn. Ton frère Lauren est mort il y trois ans ; il avait ton laran, sous une forme plus grave encore car il ne savait distinguer le passé du futur ; et quand ce laran s’est pleinement développé, il s’est replié sur lui-même et n’a plus jamais prononcé un mot, il n’a plus réagi à ce qui venait de l’extérieur et ainsi il est mort. »
Allart éprouva du chagrin. Lauren n’était qu’un petit enfant, un inconnu, quand il avait quitté le foyer, mais la pensée de ses souffrances le désolaient. Il songea que lui-même avait échappé de peu à ce sort funeste.
« Je suis navré, mon père. Quel dommage que vous n’ayez pu l’envoyer ici ! On aurait peut-être réussi à l’atteindre.
— Un suffisait, répliqua don Stephen. Nous n’avons pas besoin de fils débiles ; mieux vaut mourir jeune que de transmettre cette faiblesse à la lignée. Sa Grâce, mon frère Régis, n’a qu’un seul héritier ; son fils aîné est mort à la guerre, contre ces maudits envahisseurs à Serrais, et Félix, l’unique fils qui lui reste et qui héritera de son trône, est de santé fragile. Je suis le suivant dans l’ordre de succession, puis ton frère Damon-Rafaël. Tu es le quatrième et le roi est dans sa quatre-vingtième année. Tu n’as pas de fils, Allart. »
Allart répondit, en proie à un violent sursaut de répulsion :
« Avec une malédiction comme celle que je porte, voudriez-vous que je la transmette à un autre ? Vous venez de me dire qu’elle avait coûté la vie à Lauren !
— Nous avons cependant besoin de cette prescience et tu l’as maîtrisée. Les léroni de Hali ont un plan pour la fixer dans notre lignée sans l’instabilité qui a menacé ton psychisme et tué Lauren. J’ai essayé de t’en parler avant que tu nous quittes, mais tu n’étais pas en état de songer aux besoins du clan. Nous nous sommes entendus avec le clan Aillard pour une fille de leur lignée, dont les gènes ont été ainsi modifiés qu’ils seront dominants, de manière que vos enfants aient la prescience et aussi le contrôle pour l’utiliser sans danger. Tu épouseras cette fille. De plus, elle a deux sœurs nedestro et les léroni de la Tour ont découvert une technique qui permettra que tu n’aies que des fils d’elles toutes. Si l’expérience réussit, tes fils auront à la fois la prescience et le contrôle. » Il vit le dégoût sur le visage d’Allart et s’écria, furieux : « Ne serais-tu qu’une mauviette ?
— Je suis un cristoforo. Le premier précepte du Credo de Chasteté est de ne prendre aucune femme contre son gré.
— C’est bon pour un moine, pas pour un homme ! Mais aucune ne refusera son consentement quand tu la prendras, je te l’assure. Si tu le veux, les deux qui ne seront pas ta femme n’auront même pas besoin de connaître ton nom ; nous avons maintenant des drogues qui font qu’elles ne garderont que le souvenir d’un plaisant intermède. Et toutes les femmes souhaitent porter un enfant de la lignée de Hastur et Cassilda. »
Allart fit une grimace écœurée.
« Je ne veux pas d’une femme qui doit m’être livrée droguée et inconsciente. Ne pas consentir ne veut pas seulement dire se débattre dans la terreur du viol ; cela désigne aussi la femme dont la faculté de donner ou de refuser par libre consentement a été détruite par des drogues !
— Je n’osais pas le dire, rétorqua rageusement le vieil homme, mais tu as clairement manifesté que tu n’es pas prêt à faire ton devoir envers la caste et le clan de ton propre chef ! À ton âge, Damon-Rafaël avait eu une douzaine de fils nedestro par autant de femmes consentantes ! Mais toi, pauvre porteur de sandales… »
Allart baissa la tête, luttant contre la réaction de colère qui le poussait à saisir ce vieux cou décharné entre ses mains pour serrer jusqu’à ce que mort s’ensuive.
« Damon-Rafaël a dit assez souvent ce qu’il pensait de ma virilité, père. Dois-je aussi l’entendre de votre bouche ?
— Qu’as-tu fait pour me donner une meilleure opinion de toi ? Où sont donc tes fils ?
— Je ne pense pas comme vous que la virilité doive se mesurer uniquement aux fils, monsieur ; mais je n’en discuterai point avec vous pour le moment. Je ne désire pas transmettre la malédiction que j’ai dans le sang. Je connais un peu le laran. J’estime que vous avez tort d’essayer des croisements pour exploiter plus intensivement ces dons. Vous pouvez voir par mon exemple – et plus encore par celui de Lauren – que l’esprit humain n’a jamais été fait pour supporter un tel fardeau. Savez-vous ce que je veux dire, en parlant de gènes mortels et récessifs ?
— Vas-tu m’apprendre mes affaires, jeune homme ?
— Non, mais avec tout le respect que je vous dois, père, je ne veux pas m’en mêler. Si jamais je dois avoir des fils…
— Il n’y a pas de si. Tu dois avoir des fils. »
La voix du vieil homme était catégorique et Allart soupira. Son père ne l’entendait pas, tout simplement. Oh ! il entendait bien les mots avec ses oreilles. Mais il n’écoutait pas ; les paroles passaient par-dessus sa tête parce que ce que disait Allart allait à l’encontre de l’idée fixe du seigneur d’Elhalyn : le premier devoir d’un fils était d’avoir des garçons qui perpétueraient les dons fabuleux de Hastur et de Cassilda, le laran des Domaines.
Le laran, la sorcellerie, le pouvoir psi, qui permettait à ces familles d’exceller dans la manipulation des pierres matrices, les pierres étoiles amplifiant les pouvoirs cachés de l’esprit, de connaître l’avenir, de plier l’esprit des hommes inférieurs à leur volonté propre, de manipuler des objets inanimés, de faire obéir les animaux et les oiseaux…, le laran était la clef d’un pouvoir dépassant l’entendement, et depuis des générations les Domaines se livraient à la sélection génétique pour l’obtenir.
« Père, écoutez-moi, je vous en supplie », dit Allart, sans colère ni tergiversation maintenant, mais avec une sincérité désespérée. « Je vous le dis, seul du mal peut advenir de ce programme de sélection, qui ne fait des femmes que des instruments pour procréer des monstres de l’esprit, sans humanité ! J’ai une conscience ; je ne puis faire cela.
— Es-tu amoureux des hommes, ricana son père, que tu ne veuilles pas donner de fils à notre caste ?
— Je ne le suis pas mais je n’ai connu aucune femme. Si j’ai été maudit par ce don maléfique de laran…
— Silence ! Tu blasphèmes contre nos ancêtres et le Seigneur de lumière qui nous ont donné le laran ! »
La colère revint au cœur d’Allart.
« C’est vous qui blasphémez, monsieur, si vous pensez que les dieux peuvent ainsi être pliés aux intentions humaines !
— Espèce d’insolent… » Son père bondit puis, au prix d’un énorme effort, il maîtrisa sa rage. « Mon fils, tu es jeune, tu as l’esprit déformé par les idées monacales. Reviens vers ce qui t’appartient et tu te raviseras. Ce que je te demande est à la fois juste et nécessaire si les Hastur doivent prospérer. Non, dit-il en coupant court d’un geste aux protestations d’Allart, tu es encore ignorant de ces choses et ton éducation doit être complétée. Un puceau (et malgré ses efforts le seigneur d’Elhalyn ne put déguiser le mépris de sa voix) n’est pas compétent pour en juger.
— Croyez-moi, je ne suis pas indifférent aux charmes des femmes. Mais je ne désire pas transmettre la malédiction de mon sang. Et je ne le ferai pas.
— Tu n’as pas à discuter, menaça don Stephen. Tu ne me désobéiras pas, Allart. Je considérerais comme une disgrâce qu’un de mes fils dût engendrer ses garçons en étant drogué comme une mariée récalcitrante, mais il existe des drogues aussi pour toi, si tu ne nous laisses pas le choix. »
Saint Porteur de Fardeaux, aidez-moi ! Comment vais-je me retenir de le tuer alors qu’il se dresse devant moi ?
« Ce n’est pas le moment de discuter, mon fils, dit plus calmement don Stephen. Tu dois nous laisser la possibilité de te convaincre que tes scrupules sont sans fondement. Je t’en conjure, va maintenant te vêtir comme il convient à un homme et à un Hastur, et prépare-toi à partir avec moi. Nous avons tellement besoin de toi, mon cher fils, et sais-tu à quel point tu m’as manqué ? »
L’amour sincère qui perçait dans sa voix blessa le cœur d’Allart. Mille souvenirs d’enfance fondirent sur lui, confondant le passé et le futur dans son émotion. Il était un pion dans les projets d’héritage de son père, oui, mais malgré tout le seigneur d’Elhalyn aimait sincèrement tous ses fils, avait réellement craint pour la santé physique et mentale d’Allart, sinon jamais il ne l’aurait envoyé dans un monastère cristoforo, parmi tous les lieux à la surface du monde ! Je ne peux même pas le haïr, pensa Allart. Ce serait tellement plus facile si je le pouvais !
« Je viendrai, père. Croyez-moi, je n’ai aucun désir de vous fâcher.
— Ni moi de te menacer, mon garçon, assura don Stephen en lui tendant les bras. Sais-tu que nous ne nous sommes même pas salués comme des parents ? Est-ce que ces cristoforos t’ordonnent de renoncer à tes liens familiaux, mon fils ? »
Allart embrassa son père, sentant avec détresse la fragile ossature du vieillard, sachant que l’apparence de colère dominatrice masquait la faiblesse croissante de l’âge.
« Les dieux ne permettent pas que je les oublie tant que vous vivrez, mon père. Permettez que j’aille me préparer pour notre départ.
— Va, mon fils. Car il me déplaît plus que je ne saurais le dire de te voir dans une tenue malséante pour un homme. »
Allart ne répondit pas mais s’inclina et alla se changer. Il partirait avec son père, oui, et il jouerait le rôle d’un fils obéissant. Dans une certaine mesure, il en serait un. Mais il comprenait maintenant ce qu’avait voulu dire le père prieur. Il avait besoin de changements et il ne pouvait les opérer derrière les murs d’un monastère.
Il se vit à cheval, il vit un grand faucon qui planait, le visage d’une femme…, une femme. Il connaissait si peu les femmes ! Et voilà que l’on voulait lui en livrer non pas une mais trois, droguées et complaisantes…, contre cela, il lutterait jusqu’au bout de sa volonté et de sa conscience ; jamais il ne participerait à ce monstrueux programme de sélection des Domaines. Jamais. Le froc de moine dépouillé, il s’agenouilla brièvement, pour la dernière fois, sur les dalles froides de sa cellule.
« Saint Porteur de Fardeaux, donnez-moi la force de porter ma part du poids du monde… », murmura-t-il, puis il se leva et s’habilla de vêtements convenant à un noble des Domaines, ceignant une épée à son côté pour la première fois depuis plus de six ans. « Bienheureux saint Valentin des Neiges, faites que je puisse la porter avec justice dans le monde… » Il soupira et contempla sa cellule pour la dernière fois. Il savait, avec une douloureuse certitude, qu’il ne la reverrait plus jamais.